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Ils l’attaquèrent

un peu avant la tombée de la nuit alors qu’il marchait sur le bas-côté de la

nationale 27 qui, deux kilomètres en arrière, prenait le nom de Main Street en

traversant la petite ville qu’il venait de laisser derrière lui. Il avait

compté prendre à l’ouest, deux kilomètres plus loin, sur la 63 qui l’aurait

conduit à l’autoroute d’où il aurait commencé son long voyage vers le nord. Il

était un peu distrait, peut-être à cause des deux bières qu’il venait d’avaler

mais il avait pourtant senti que quelque chose clochait. Au moment où il allait

se souvenir des quatre ou cinq armoires à glace qui se tenaient au fond du bar,

les types lui étaient tombés dessus, venus de nulle part.

Nick se défendit de son mieux, en

allongea un par terre, écrabouilla le nez d’un autre – cassé sans doute, au

bruit qu’il avait fait. Pendant quelques secondes, il crut qu’il allait

peut-être s’en tirer. Qu’il se batte sans faire le moindre bruit les énervait

un peu. C’étaient des cloches. Ils avaient sans doute joué à ce petit jeu

auparavant, sans problèmes, et ils ne s’attendaient certainement pas à tomber

sur un os avec ce petit gringalet au sac à dos.

Puis l’un d’eux le toucha juste

au-dessus du menton. La bague qu’il portait lui fendit la lèvre inférieure et

Nick sentit le goût du sang chaud qui inondait sa bouche. Il tituba en arrière

et quelqu’un lui prit les bras. Il se débattit comme un fou et se libéra une

main au moment où un poing fonçait vers son visage, comme une lune emballée. Avant

que le poing ne lui ferme l’œil droit, il vit encore la bague qui brillait

faiblement à la lumière des étoiles. Et il vit des étoiles justement, sentit

que sa conscience commençait à se dissoudre, à dériver dans des régions

inconnues.

Effrayé, il se débattit encore

plus fort. L’homme à la bague était à nouveau devant lui et Nick, craignant un

autre boulet en plein visage, lui donna un coup de pied dans le ventre. Le

souffle coupé, l’homme à la bague se plia en deux en poussant de petits

aboiements, comme un terrier atteint de laryngite.

Les autres se rapprochèrent. Pour

Nick, ils n’étaient plus que des silhouettes maintenant, des malabars en

chemises grises aux manches retroussées pour montrer leurs biceps constellés de

taches de rousseur. Ils portaient d’énormes chaussures de chantier. Des mèches

de cheveux graisseux tombaient sur leurs sourcils. Dans les dernières lueurs du

jour, il commença à croire à un mauvais rêve. Du sang coulait sur son œil

gauche, encore ouvert.

On lui avait arraché son sac à dos.

Les coups pleuvaient sur lui et il devint une sorte de pantin désarticulé

dansant sur une corde effilochée. Mais il refusait de perdre totalement

connaissance. Pas un bruit sauf leur halètement quand ils le matraquaient de

leurs poings et le gazouillis liquide d’un engoulevent au milieu des pins qui

bordaient la route.

Le type à la bague s’était remis

sur ses pieds.

– Tenez-le, dit-il. Tenez-lui

les bras.

Des mains lui prirent les bras. Un

autre empoigna les cheveux crépus de Nick.

– Pourquoi qu’il gueule pas ?

demanda l’un des autres, nerveux. Pourquoi qu’il crie pas, Ray ?

– Je t’ai dit de ne pas nous

appeler par nos noms, répondit l’homme à la bague. J’en ai rien à branler

pourquoi qu’il gueule pas. Je vais lui faire sa fête. Le fils de pute m’a tapé

dans les couilles. Il va voir, le petit salaud.

Le poing fonça vers lui. Nick

détourna la tête et la bague creusa un sillon dans sa joue.

– Tenez-le, que je vous dis.

Vous êtes des pédés ou quoi ?

Le poing fonça à nouveau et le

nez de Nick s’écrasa comme une tomate. Nick n’arrivait plus à respirer. Sa

conscience l’abandonnait comme une lampe de poche dont la lumière vacille quand

les piles sont presque vides. Il ouvrit la bouche toute grande et avala une

goulée d’air frais. L’engoulevent recommença à pousser son chant solitaire et

mélodieux. Nick ne l’entendit pas davantage cette fois-ci que la première.

– Tenez-le, dit Ray. Tenez-le,

nom de Dieu !

Et le poing fonça encore. Comme

un chasse-neige, la bague fit voler en éclats deux de ses dents de devant. Une

douleur tellement vive qu’il fut incapable de hurler. Ses jambes le lâchèrent, mais

on le retenait toujours par-derrière.

– Ray, ça suffit ! Tu

veux le tuer ?

– Tenez-le bien. Cet enfant

de putain m’a tapé dans les couilles. Je vais l’écrabouiller.

C’est alors que des phares

balayèrent la route bordée de broussailles et d’énormes pins.

– Nom de Dieu !

– On se barre !

C’était la voix de Ray, mais Ray

n’était plus devant lui. Nick lui en fut vaguement reconnaissant, mais le peu

de conscience qu’il lui restait s’en allait avec l’effroyable douleur qui lui

emportait la bouche. Il sentait des bouts de dents sur sa langue.

Des mains le poussèrent, le

catapultèrent en plein milieu de la route. Deux ronds de lumière étaient

braqués sur lui, comme des projecteurs sur un acteur. Crissement de freins. Nick

fit un moulinet avec ses bras et essaya de faire bouger ses jambes mais elles

refusèrent ; ils l’avaient laissé pour mort. Il s’écrasa sur l’asphalte et

le monde ne fut plus qu’un hurlement de freins et de pneus. Paralysé, il

attendait que la voiture l’écrase. Au moins, il n’aurait plus mal à la bouche.

Puis une pluie de gravillons lui

frappa la joue et il vit un pneu qui s’immobilisait à moins de trente

centimètres de son visage. Une petite pierre blanche était prise dans un sillon

du pneu.

Du quartz, pensa-t-il

machinalement, puis il perdit connaissance.

Quand Nick

revint à lui, il était allongé sur un matelas. Dur, mais il en avait connu de

plus durs ces trois dernières années. Péniblement, il ouvrit les yeux. On

aurait dit que ses paupières étaient collées et celle de droite, celle qu’avait

frappée la lune emballée, s’obstinait à rester en berne.

Il vit un plafond de ciment gris

constellé de lézardes. Des tuyaux enveloppés de laine de verre zigzaguaient en

dessous. Un gros cafard s’affairait pesamment le long d’un de ces tuyaux. À quarante-cinq

degrés dans son champ de vision une chaîne. Il souleva légèrement la tête, une

douleur fulgurante lui traversa le cerveau, et il vit une autre chaîne qui

allait de l’angle du châlit à un anneau boulonné au mur.

Il tourna la tête à gauche (un

autre éclair de douleur, moins fort celui-là) et vit un mur de béton nu, parcouru

de lézardes. Il était couvert de graffiti, certains récents, d’autres anciens, la

plupart imbéciles. ICI C’EST PLAIN DE MORPIONS. LOUIS DRAGONSKY, 1987. J’AIME

SA DANS LE CUL. DELIRIUM TREMENS LE PIED. GEORGE RAMPLING EST UN BRANLEUR. JE T’AIME

TOUJOURS SUZANNE. ON SE FAIT CHIER, JERRY. CLYDE D. FRED 1981. Et puis d’énormes

pénis, des seins gigantesques, des vagins grossièrement dessinés. Nick commençait

à s’y retrouver. Il était dans une cellule.

Tout doucement, il se redressa

sur ses coudes laissa ses pieds (nus dans des pantoufles de papier) pendre

par-dessus le bord du matelas, puis bascula en avant pour s’asseoir. La douleur

lui traversa la tête comme un bulldozer et il sentit craquer sa colonne

vertébrale. Son estomac fut pris de mouvements alarmants et une affreuse nausée

s’empara de lui, une nausée vertigineuse, de celles qui vous donnent envie de

hurler, d’implorer à genoux le Créateur.

Mais au lieu de hurler – il en

aurait été bien incapable – Nick se pencha en avant, une main sur chaque joue, et

attendit que la crise passe. Ce qu’elle fit au bout d’un moment. Il sentait le

pansement qu’on avait mis sur sa joue et, après quelques grimaces, conclut qu’un

toubib lui avait posé quelques points de suture pour faire bonne mesure.

Il regarda autour de lui. Il se

trouvait dans une petite cellule, haute et étroite. Au bout du matelas, une

grille. À l’autre bout, un w.-c. sans couvercle, sans lunette. Au-dessus, un

peu en arrière – il la vit en tendant le cou très, très prudemment – une petite

fenêtre grillagée.

Après être resté assis sur le

bord du matelas suffisamment longtemps pour être sûr de ne pas tourner de l’œil,

il descendit jusqu’aux genoux son pantalon de pyjama gris, informe, s’accroupit

sur la cuvette et urina pendant ce qui lui parut durer au moins une heure. Puis

il se releva en se tenant au matelas, comme un petit vieux. Inquiet, il regarda

dans la cuvette pour voir s’il y avait du sang. Non. Son urine était claire. Il

tira la chasse.

À petits pas, il s’avança vers la

grille et regarda dans le couloir. À sa gauche, la cage des pochards. Un vieil

homme était allongé sur l’une des cinq couchettes, un bras ballant, comme du

bois mort. Sur la droite, le couloir se terminait par une porte qu’une cale

maintenait ouverte. Au centre du couloir pendait une ampoule sous un abat-jour

vert, comme ceux qu’on voit dans les salles de billard.

Une ombre se leva, dansa sur la

porte, puis un homme de haute taille en uniforme kaki s’avança dans le couloir.

Une matraque et un gros pistolet pendaient à sa ceinture. Les pouces dans les

poches, il observa Nick pendant près d’une minute sans ouvrir la bouche. Puis

il se décida à parler :

– Quand j’étais môme, on a repéré

un couguar dans les montagnes. On l’a tué, et puis on l’a traîné sur trente

kilomètres de route de terre pour le ramener en ville. Quand on est arrivé, il

ne restait plus grand-chose de la bestiole. Jamais vu quelque chose de plus

amoché. Eh bien, toi, tu viens tout de suite après, mon gars.

Nick eut l’impression qu’il avait

soigneusement préparé, longuement ciselé son petit discours pour le débiter

ensuite aux clodos qui devaient atterrir ici de temps en temps.

– Tu dois bien avoir un nom,

Bamboula ?

Nick mit un doigt sur ses lèvres

tuméfiées. Il secoua la tête et fit le geste de se couper la gorge.

– Quoi ? Tu peux pas

parler ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

Les mots étaient plutôt aimables,

mais Nick ne pouvait en suivre les inflexions. Il saisit dans le vide un crayon

invisible et fit mine d’écrire.

– Tu veux un crayon ?

Nick hocha la tête.

– Si t’es muet, comment ça

se fait que t’as pas une carte de handicapé ?

Nick haussa les épaules. Il

retourna ses poches, serra les poings et se mit à boxer contre son ombre. Un

autre éclair de douleur dans sa tête, une autre vague de nausée dans son

estomac. Puis il se donna de petits coups sur les tempes, roula des yeux s’effondra

sur les barreaux et montra ses poches vides.

– On t’a volé ?

Nick fit signe que oui.

L’homme en kaki s’en alla

chercher quelque chose dans son bureau. Un instant plus tard, il était de

retour avec un crayon mal taillé et un bloc-notes qu’il glissa entre les

barreaux. En haut de chaque page : MEMO et Bureau du shérif John Baker.

Nick retourna le bloc-notes et

montra le nom avec la gomme de son crayon, en haussant les sourcils.

– Oui, c’est moi. Et toi ?

Nick Andros, écrivit-il.

Il glissa la main à travers les

barreaux. Baker secoua la tête.

– Je vais pas te serrer la

main. Tu es sourd aussi ?

Nick fit signe que oui.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé

hier soir ? Soames, le toubib, et sa femme ont failli t’écraser comme un

lapin.

On m’a cassé la gueule

et volé. À deux kilomètres à peu près de chez Zack sur Main Street.

Pas un endroit pour

toi, Bamboula. Tu as certainement pas l’âge de boire de l’alcool.

Nick secoua la tête avec

indignation.

J’ai vingt-deux ans. Je

peux boire une ou deux bières sans me faire cogner dessus et voler, non ?

Baker lut le message avec un

petit sourire triste.

– Apparemment, pas à Shoyo. Qu’est-ce

que tu faisais dans ce trou ?

Nick déchira la première page du

bloc-notes, en fit une boule et la jeta par terre. Avant qu’il n’ait pu

commencer à écrire sa réponse, un bras passait derrière les barreaux et une

main d’acier lui tenaillait l’épaule. Nick sursauta.

– C’est ma femme qui fait le

ménage. Et je ne vois pas pourquoi tu foutrais le bordel dans ta cellule. Va

jeter ça dans les chiottes.

Nick se baissa en grimaçant de

douleur et ramassa la boule de papier. Il la jeta dans les toilettes, puis

regarda Baker en haussant les sourcils. Baker hocha la tête.

Nick revint. Cette fois, il

écrivait des phrases plus longues et le crayon volait sur le papier. Baker

pensa qu’il ne devait pas être très commode d’apprendre à lire et à écrire à un

sourd-muet et que ce Nick Andros devait être plutôt bien équipé côté ciboulot. Il

y en avait quelques-uns par ici, à Shoyo, dans ce trou de l’Arkansas, qui n’avaient

jamais vraiment compris comment il fallait faire leurs lettres. Et plus d’un de

ces pauvres mecs traînaient chez Zack. Mais sans doute qu’un petit gars qui

venait de débarquer ne pouvait pas le savoir.

Nick lui tendit le bloc-notes à

travers les barreaux.

Je me balade, mais je

suis pas un vagabond. Aujourd’hui, j’ai travaillé pour un type qui s’appelle

Rich Ellerton, à une dizaine de kilomètres à l’ouest d’ici. J’ai nettoyé son

étable et j’ai déchargé une remorque de foin. La semaine dernière, j’étais à

Watts dans l’Oklahoma. J’installais des clôtures. Les types qui m’ont cassé la

figure m’ont pris tout mon argent.

Tu es sûr que tu

travaillais pour Rich Ellerton ? Je peux vérifier, tu sais.

Baker déchira la page, la plia en

quatre, puis la glissa dans la poche de sa chemise.

Nick fit un signe de tête.

– Tu as vu son chien ?

Nouveau signe de tête.

– C’était quoi comme chien ?

Nick lui fit signe de lui rendre

le bloc-notes.

Un gros doberman. Mais

gentil. Pas méchant du tout.

Baker se tourna et repartit vers

son bureau.

Derrière les barreaux, Nick

attendait anxieusement. Un moment plus tard, Baker était de retour avec un gros

trousseau de clés. Il glissa la clé dans la serrure et fit rouler la grille sur

ses rails.

– Viens dans mon bureau. Tu

veux manger ?

Nick secoua la tête, puis fit le

geste de verser et de boire quelque chose.

– Du café ? Pas de

problème. Avec du sucre ?

Nick secoua encore la tête.

– Comme un homme, hein ?

dit Baker en riant. Allez, viens.

Baker parlait en lui tournant le dos

et Nick ne comprit pas ce qu’il disait, puisqu’il ne pouvait voir ses lèvres.

– Content d’avoir de la

compagnie. J’arrive pas à dormir. En général, trois ou quatre heures, pas plus.

Ma femme veut que j’aille voir un docteur un vrai, à Pine Bluff. Si ça continue,

peut-être que j’irai. Parce que c’est vraiment pas drôle. Cinq heures du matin

le soleil est même pas levé, et je suis là en train de bouffer des œufs et des

sales frites.

Il se retourna au moment où il

terminait sa phrase et Nick comprit « … sales frites. » Il haussa les

sourcils pour montrer qu’il n’avait pas compris.

– T’occupe pas, ça fait rien.

Dans son bureau, Baker prit un

énorme thermos et lui servit une tasse de café noir. L’assiette à moitié

terminée du shérif était posée sur un sous-main. Il l’écarta un peu. Nick

buvait son café à petites gorgées. Il avait mal à la bouche, mais le jus était

bon.

Il donna à Baker une tape sur l’épaule.

Le shérif leva les yeux. Nick montra le café, se frotta le ventre et fit un

clin d’œil.

– Naturellement qu’il est

bon, dit Baker avec un sourire. C’est ma femme qui le prépare.

Il enfourna dans sa bouche la

moitié d’un œuf sur le plat, mastiqua, puis pointa sa fourchette vers Nick.

– Tu te débrouilles pas mal.

Comme ces types, les mimes. Je parie que c’est pas bien difficile pour toi de

te faire comprendre, hein ?

Nick agita la main en l’air, comme

ci comme ça.

– Je veux pas te retenir, dit

Baker en essuyant son menton graisseux avec un bout de pain grillé. Mais si tu

restes dans les parages, peut-être qu’on pourra choper les gars qui t’ont fait

ça. Tu marches ?

Nick fit signe que oui et se

remit à écrire :

Vous pensez que je vais

récupérer ma paye ?

– Sûrement pas. Je suis rien

qu’un petit shérif de campagne, mon gars. Pas Scotland Yard.

Nick fit signe qu’il avait

compris. Puis avec ses deux mains, il imita un oiseau qui s’envole.

– Oui, envolé ton fric. Ils

étaient combien ?

Nick montra quatre doigts, hésita,

puis leva aussi le pouce en l’air.

– Tu crois que tu pourrais

les reconnaître ?

Nick leva un doigt en l’air et se

mit à écrire :

Grand et blond. À peu

près comme vous, peut-être un peu plus gros. Chemise et pantalon gris. Une

grosse bague, troisième doigt de la main droite. Une pierre violette. C’est la

bague qui m’a fait mal à la joue.

À mesure qu’il lisait, l’expression

de Baker changea. D’abord l’inquiétude, puis la colère. Nick, pensant qu’il

était furieux contre lui, eut peur à nouveau.

– Bordel de merde ! Me

voilà dans le pétrin. Ça devait arriver. Tu es sûr ?

Hésitant, Nick fit signe que oui.

– Autre chose ? Tu as

vu autre chose ?

Nick réfléchit longtemps, puis

reprit son crayon :

Petite cicatrice. Sur

le front.

– C’est Ray Booth. Mon

beau-frère. Merci, mon gars. Cinq heures du matin, et ma journée est déjà

foutue.

Nick ouvrit les yeux un peu plus

grands et fit un geste prudent de commisération.

– Tant pis pour lui, dit Baker

plus pour lui-même que pour Nick. C’est un salaud. Jane le sait. Il la battait

assez souvent quand elle était petite. Mais c’est le frère de ma femme. Autant

dire qu’il va y avoir de l’eau dans le gaz cette semaine. Et côté caresses, je

vais pouvoir me fouiller.

Nick baissa les yeux, gêné. Au

bout d’un moment Baker le secoua par l’épaule pour que Nick le regarde.

– Probablement qu’on

arrivera à rien de toute manière. Ray et ses copains se tiennent entre eux. Ta

parole contre la leur. Tu as pu leur en balancer quelques-uns ?

Un coup dans le ventre

de Ray. Un autre dans son nez. Peut-être cassé.

Ray est copain avec

Vince Hogan, Billy Warner et Mike Childress. Je pourrais peut-être prendre

Vince à part et lui faire cracher le morceau. Il a autant de colonne vertébrale

qu’une méduse crevée. Si je peux le coincer, je pourrai ensuite passer à Mike

et à Billy. Ray a eu cette bague à l’université de la Louisiane. Il a raté sa

seconde année.

Le shérif s’arrêta, tambourina

sur le bord de son assiette.

– On peut essayer, si t’en

as envie. Mais je te préviens, on n’arrivera sans doute pas à les avoir. Ils

sont trouillards et vicieux comme des chiens galeux mais ce sont des gars d’ici.

Et toi, tu es sourd-muet, et un itinérant par-dessus le marché. Et s’ils s’en tirent,

ils vont sûrement te faire ta fête.

Nick réfléchissait. Il se

revoyait ballotté de l’un à autre, comme un épouvantail couvert de sang, et les

lèvres de Ray qui articulaient : Je vais lui faire sa fête. Le fils de

pute m’a tapé dans les couilles. Il sentait encore qu’on lui arrachait son

sac à dos, ce vieux copain des deux dernières années.

Il prit le bloc et écrivit deux

mots qu’il souligna de deux traits :

On essaye.

Baker soupira.

– O. K. Vince Hogan

travaille à la scierie… Façon de parler. Parce qu’il n’en fout pas une ramée à

la scierie. On va y aller vers neuf heures, si t’es d’accord. Peut-être qu’il

aura suffisamment la trouille pour se mettre à table.

Nick hocha la tête.

– Et ta bouche ? Le

docteur Soames a laissé des comprimés. Il a dit que tu allais sans doute pas

mal dérouiller.

Mouvements énergiques de tête.

– Je vais leur en faire voir

à ces cons-là. Ils…

Le shérif s’interrompit et, dans

son monde de cinéma muet, Nick vit le shérif éternuer violemment dans son

mouchoir.

– Encore autre chose, reprit

le shérif, mais il s’était tourné et Nick ne comprit que le premier mot. Un

sacré rhume que je tiens. Putain de vie ! Bienvenue en Arkansas, mon gars.

Il alla chercher les comprimés et

les tendit à Nick avec un verre d’eau. Baker se frottait doucement le cou. Gonflé,

douloureux. Ganglions, toux, le nez bouché, un peu de fièvre. Ouais, ouais, la

journée commençait bien.

 

le fléau
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